jeudi, mars 28, 2024
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Deux femmes égyptiennes exemplaires

Lotfia El Nadi et Sarah Essam sont deux femmes égyptiennes qui ont su se faire une place dans un monde d’hommes. Appartenant à deux générations différentes, elles partagent, cependant, un dénominateur commun : elles sont toutes les deux travailleuses acharnées et passionnées.

Une proposition d’entrer dans l’intimité de la fabrique du « soi professionnel ». Soixante-six ans les séparent comme si c’était pour marquer la continuité de la lutte des femmes égyptiennes pour défendre leurs droits et faire reconnaître à la société leur égalité par rapport aux hommes.

Lotfia el Nadi

Lotfia El Nadi est physicienne, professeure émérite à l’Université du Caire. Elle a fondé le centre national de Laser à l’Université du Caire, et a fait partie du groupe de physiciens qui a mis en marche le réacteur nucléaire d’Inshas. A 88 ans, elle continue à donner des cours, diriger des thèses et assister à des conférences.

 C’est vrai que les métiers scientifiques sont mal connus, mais aussi les visages féminins y sont souvent inconnus, et le résultat de leurs travaux également. « Être femme dans le domaine des sciences n’est pas évident. On ne cesse de vous critiquer, de vous imposer des obstacles, et d’examiner votre patience. » souligne Lotfia. La tâche n’était pas facile. Être une femme et « brillante » est un cocktail qui ne plaît pas forcément à tout le monde. En effet, au moment où certains ne cessaient de ridiculiser les aptitudes des femmes  et questionnaient encore  leur esprit scientifique ; et alors que la polémique allait bon train, depuis des années, Lotfia avait choisi très tôt, son camp : celui du travail sans relâche.

Née dans une famille cairote de la classe moyenne, son père Mohamed El Nadi avait un engouement particulier pour l’apprentissage. Il a obtenu el alameyya d’al Azhar (équivalent du doctorat), puis une licence de Charia (loi islamique codifiant l’ensemble des droits et des devoirs individuels ou collectifs des musulmans) ainsi qu’une licence d’arabe de la faculté Dar Al Oloum. « Studieux et distingué, il a été embauché comme professeur et devient en 1956, sous-secrétaire d’Etat au ministère de l’éducation. »  Un homme pareil connait bien, sans doute, la valeur de l’éducation. En outre, il n’était pas le seul. La mère  Mariam El Kateb l’est aussi. « Ma mère, une jolie blonde aux yeux bleus, a été obligée par son frère de ne plus fréquenter l’école, sous prétexte qu’elle pourrait affronter des risques inéluctables en raison de sa beauté éclatante. » Toutefois, cette dame qui n’avait fait des études que juste pour deux ans, avait l’esprit brillant et considérait bien le poids de la science. Eblouie par Lotfia El Nadi la première femme égyptienne pilote, la mère a décidé de nommer son bébé d’après elle, surtout que le nom de famille du père est El Nadi. Une similitude qui lui faisait plaisir.  

Dans cette famille, se réaliser était un but en soi. Ainsi, lorsque Lotfia avait brillamment obtenu son bac, ses parents lui ont proposé de s’inscrire en médecine. Or, elle leur a exprimé son grand penchant pour les études d’atomes, et de l’énergie surtout, le domaine nucléaire, qui était nouveau à l’époque. Heureusement, ils ont respecté son souhait, et l’ont encouragée. Mais, n’était-ce pas un choix bizarre pour une fille, à l’époque ?

«Certes. Mais, à l’époque, je n’ai pas pensé de la sorte. J’avais un rêve que je cherchais à réaliser. J’avais eu la chance de découvrir la physique et la chimie en classe secondaire, et d’en imaginer immédiatement l’extraordinaire fascination et portée. En outre, je m’étais plongée dans la biographie de Marie Curie, enseignée pendant les cours de la langue arabe. C’était donc décidé : Je voudrais être comme Marie Curie !»

Ainsi pour suivre les pas de Marie Curie, première femme professeur à la Sorbonne, qui a fondé en 1909 un Institut du radium associant recherches fondamentales et applications médicales, Lotfia avait dû mener un rythme de travail dur, combler ses lacunes en mathématiques et en physique. Elle obtient sa licence de physique avec la mention excellent. La première de sa promotion, elle a été nommée  assistante à la faculté des Sciences. Cependant, comme elle cherchait plutôt un lieu pour continuer ses recherches, elle a préféré plutôt être nommée à l’organisme de l’énergie nucléaire où elle occupait un poste de 1956 à 1969.

En 1957, six mois après sa licence, Lotfia a été choisi ainsi que onze autres ingénieurs et hommes de sciences pour partir faire un stage au réacteur nucléaire russe. « C’était une bourse décernée par Nasser, qui était à l’époque, président de l’organisme de l’énergie nucléaire, et très préoccupé par la fondation du réacteur égyptien d’Inshas. J’ai exprimé mon refus d’y aller parce que je venais d’être mariée il y a 3 mois. Quelques jours après, j’ai été étonnée de voir mes professeurs qui me rendent visite demander à Hussein, mon mari, la cause pour laquelle il a refusé mon départ en stage. Or, comme je ne lui avais rien raconté, il n’avait aucune idée. Il a été même surpris de mon refus, et m’a beaucoup encouragé à poursuivre mon rêve. » Lotfia s’est installé pendant un an en Russie pour apprendre de nouvelles technologies. « J’étais ennuyée seulement par  le temps qu’il faisait.» Par ailleurs, elle n’oubliait jamais la visite de Nasser à Inshas, et ses mots d’encouragement : « je n’aurai jamais peur et ne serai plus inquiet tant qu’il y a en Egypte, des femmes comme vous ! ».

Le soutien apporté par son mari était aussi un facteur important quant à son succès. C’est surtout de l’amour et du respect mutuel qui ont réuni le couple. « Il était un gentilhomme de Mansoura, issu d’une bonne famille. Notre vie était bonne et heureuse. » Une phrase courte, mais qui dévoile plus qu’elle ne dissimule.  Elle se souvient timidement de leur première rencontre. « C’était dans une usine de médicaments. Puis, il est allé voir mes parents.  On s’est mariés. Puis, on est parti pour l’Angleterre : il a eu une bourse pour achever sa licence en ingénierie de l’Université de Manchester. Alors, j’ai décidé d’en profiter pour faire mon master, que j’ai eu de l’Université de Birmingham. » De retour, elle s’est mise à poursuivre ses études et a réussi à soutenir quelques années plus tard son doctorat. « Pendant huit ans, on s’est mis d’accord, mon mari et moi, de ne plus avoir d’enfants, car j’ai été tout le temps exposée à des radiations. Ces dernières ont des effets nocifs sur les embrayons. Mais en 1965, j’ai eu ma fille May, et quelques années plus tard mon fils Yasser.»

Mère, Lotfia a su très bien maintenir un certain équilibre entre sa vie familiale et sa carrière scientifique. La recette ? « Il n’y a pas de recettes. » sourit-elle et d’ajouter modestement « il faut juste donner à chaque responsabilité dans la vie son temps, de manière à la mener à bien.»

Après de longues années, Lotfia change d’orientation. Elle quitte l’énergie nucléaire pour le Laser. « Dans les années 1980, la faculté a reçu de l’Allemagne un nouvel appareil comme cadeau, mais il n’y avait personne spécialisé dans le domaine pour l’utiliser. Je me suis mis donc à découvrir ce nouveau domaine. » D’ailleurs, elle a même rêvé de former des cadres par le biais d’un centre spécialisé dans la nouvelle technologie de Laser et ses applications : le centre national de Laser voit donc le jour après 10 ans de travail et d’insistance. « Ahmed Zoweil, que j’ai invité en 1994, pour assister à l’ouverture du centre national du Laser et qui avait su que  je travaillais sur ce projet depuis 1984, m’avait dit : quelle patience et quelle force ?! ». Depuis, ce centre n’a cessé de former des cadres de haut niveau.

Retraitée en 1999, elle est toujours professeure émérite et maintient son activité de recherche, et de direction. « Ne plus travailler est pour moi devenir paralysée. » souligne Lotfia qui  a dirigé 60 thèses, et a complété 130 recherches. Elle organise, tous les deux ans, une conférence internationale au département. En outre, elle continue à visiter certaines universités, de la  Corée du Sud, de la France, de l’Allemagne et des Etats-Unis. Mais, vue la situation sanitaire, tous les séminaires et les conférences sont en ligne.

Sarah Essam

Cet exemple de femme dotée d’un esprit distingué s’impose également avec Sarah Essam, surnommée la reine égyptienne du football.

En short, baskets et T-shirt, portant le numéro 10, la beauté de cette brunette égyptienne aux cheveux frisés est liée non seulement à sa physionomie, mais aussi à une force de caractère, reflétant une personne sure d’elle-même, qui gère bien sa vie et assume la responsabilité de ses actes. En l’écoutant parler, on se rend compte que l’essentiel pour elle n’est pas d’amasser de l’argent, mais de vivre pleinement sa passion et montrer ses prouesses. « Enfant, j’ai toujours aimé tout genre de sport. J’avais du talent pour le basket-ball, le volley-ball, le handball et le football bien sûr », raconte-t-elle. Et d’ajouter : « Le football a toujours eu une place spéciale dans mon cœur, j’avais l’habitude de regarder mon frère jouer comme gardien de but au club Al-Moqaouloun, parfois aussi avec des amis en dehors du club. J’étais ravie lorsque lui et ses amis me laissaient jouer avec eux. J’ai toujours attiré l’attention de n’importe quel garçon qui m’a vu toucher la balle ».

Toute confiance, elle se souvient des situations qui l’ont poussée à s’améliorer dans le jeu, pour prouver qu’il n’y a aucune différence entre les sexes, quand il s’agit de jouer au football. Un jour, en vue de passer au stade de professionnelle, la jeune fille, qui n’avait pas encore 17 ans, a pris la décision de joindre l’équipe nationale de football. Choquée au début, sa famille avait perçu cette décision comme une perte de temps, et lui a dit qu’il valait mieux se concentrer sur ses études. Toutefois, Sarah a réussi à les convaincre, en leur montrant qu’elle prend le football au sérieux et que ce n’est pas juste un hobby. « J’ai honnêtement fait du football ma priorité. J’ai renoncé à ma vie sociale pour m’entraîner chaque jour et prouver à toutes les filles que rien n’est impossible. Il ne faut écouter que sa voix intérieure. C’est cette dernière qui vous soutient et vous dit que vous êtes capable d’aller au-delà de vos attentes ».

La jeune athlète savait bien que l’Association égyptienne de football n’accordait pas suffisamment d’attention au football féminin. Or, elle rêvait de commencer sa carrière en Egypte. Ainsi, elle a fait ses débuts petit à petit. Elle s’est qualifiée pour la Coupe d’Afrique des Nations (CAN) pour la deuxième fois dans l’histoire de l’Egypte en 2016. La première fois était en 1998, donc avant même qu’elle ne soit née. « J’avais alors senti que j’étais sur la bonne voie. Je me réveillais tous les jours à 5h pour commencer l’entraînement, afin d’être prête à la Coupe. Mais j’ai été choquée quand j’ai été exclue de l’équipe finale pour le tournoi à cause de raisons loin d’être techniques ».

Croyant en ses aptitudes et au fait que ses efforts finiront par porter leurs fruits, Sarah n’a pas abandonné. Deux ans plus tard, encouragée par sa famille, elle fait ses valises et décide de partir, afin de chercher une chance dans l’un des clubs anglais. Accompagnée de sa sœur, Sarah s’est mis les pieds pour la première fois de sa vie en Angleterre. A Heathrow, rien n’avait attiré son attention. Elle avait juste le cœur qui bat très fort et son esprit qui lui dit : « It’s time ! ». « On n’avait aucun plan et on ne savait pas comment ça marcherait. Mais à force de chercher, on a fini par trouver pas mal de clubs qui étaient en train de faire des essais pour sélectionner des joueuses. Je me suis présentée devant plusieurs clubs. Mais j’ai fini par choisir Stock City, le deuxième plus ancien club dans l’histoire du foot ».

Son rêve de faire partie de l’un des plus grands clubs européens est devenu une réalité. Mais un autre rêve s’est vite imposé à la liste de la sportive qui a le goût du défi, à savoir : poursuivre ses études universitaires. Et c’est fait ! Elle s’est inscrite en génie civil à l’Université de Derby. Une formation normalement peu prisée par les Anglaises.

Seule, la future ingénieure mène une vie singulière. Cette expérience enrichissante lui a permis non seulement de découvrir une autre culture, mais aussi de relever tant de nouveaux défis. « Je savais que ce serait difficile, mais j’étais psychologiquement et mentalement prête à affronter tout genre de problèmes. J’étais tellement ravie de faire ce changement majeur dans ma vie. Je dois admettre que cette adaptation rapide n’aurait pas été possible sans l’aide de mes parents et le soutien de mon frère et mes sœurs ».

L’adaptation est d’ailleurs l’une des clés de sa réussite. Selon Sarah, il faut savoir contrôler ses réactions face aux autres. « Face à des questions bêtes qui dévoilent une certaine méchanceté, j’essaie toujours de répondre intelligemment et de prendre une position d’institutrice. Une footballeuse vint me demander un jour : dans ton pays, le terrain a un gazon comme le nôtre ? Une autre pendant le repas m’a dit : tu sais c’est quoi une soupe ? ».

Sarah n’hésite pas dans des situations pareilles à parler de l’Egypte et à montrer sa fierté nationale. Elle n’a plus le temps de se lamenter. Déjà, le fait qu’elle soit loin de sa famille lui a appris d’être forte. Sa vie est en gros répartie entre terrain de foot et Université. « Ma journée commence à 6h pendant l’année universitaire. Parfois même, je révise mes leçons en allant au terrain de foot. Pendant les vacances, la journée commence à 8h ».

Une fois la saison terminée, le travail n’est pas fini pour les footballeuses. Certes, cette période sert de récupération pour les joueuses, mais leur niveau physique doit être aussi conservé pour partir d’une base solide pour la saison suivante. Sur le gazon, Sarah Essam attire les regards. Sur un total de 65 matchs, elle a marqué 44 buts. En 2019, elle a réussi à marquer 12 buts en 19 matchs. De quoi lui avoir valu le prix Golden Boot. Qu’en est-il des défis actuels du football féminin au Moyen-Orient ? « Le football féminin est accueilli avec méfiance au Moyen-Orient, et il ne possède pas encore la même notoriété que le foot masculin. Il ne faut surtout pas oublier les clichés qui l’entourent, tels viriliser les femmes, les enlaidir, etc. Cependant, les sociétés évoluent. Les filles doivent se battre de plus en plus pour pratiquer leur sport préféré. Un jour, le football féminin sera reconnu dans notre région. Qui sait ? »

Les ambitions de Sarah n’ont pas de limites. Dans un an, elle finira ses études universitaires. D’ailleurs, elle commence déjà à réfléchir aux moyens par lesquels elle se lancera dans le domaine de sa spécialisation, afin d’acquérir l’expérience qui lui permettra d’être une ingénieure de haut niveau.

La carrière d’une footballeuse ne dure pas éternellement. Elle se prolonge rarement au-delà de 35 ans. La sportive ambitieuse doit donc se fixer d’autres objectifs avant de tirer sa révérence. « J’espère continuer à représenter l’Egypte de façon positive à l’échelle internationale. Après que Mo Salah était devenu très populaire auprès des fans de Liverpool, mes collègues m’ont considérée la version féminine de Salah et m’ont chanté : Ooooh, Sarah, la reine égyptienne ! C’est merveilleux », raconte-t-elle, très impressionnée.

Lotfia El Nadi et Sarah Essam, voici deux figures de femmes qui dénient certaines idées reçues. Elles démontrent que  la condition des femmes constitue un baromètre indiquant l’évolution des sociétés dans leur ensemble, à la lumière des bases de la religion musulmane. En effet, la religion bien comprise affirme que les femmes sont partie intégrante de la société. Et, il est impossible de justifier le succès des figures pareilles en les enfermant dans des cadres pré-imposés, et en leur ôtant toute volonté ou aptitude personnelle.

Dr Lamiaa ALSADATY

Journaliste à Al Ahram Hebdo

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